L'existence d'Al-Mu'ayyad Shaykh épouse le parcours typique des grands mamelouks de son époque. Né vers 1369, cet enfant de douze ans fut acquis comme esclave par le sultan Barquq, qui l'affranchit lors de son accession au trône en 1382. Mais le chemin vers le pouvoir réservait des épreuves inattendues à ce futur souverain. Le sultan Faraj le fit enfermer dans la geôle redoutable de "Khizânat Shamâ'il", emprisonnement qui marqua à jamais sa destinée.
Cette captivité révéla toute sa dimension tragique lorsque Al-Mu'ayyad dut affronter des conditions déplorables. L'historien Al-Maqrizi rapporte que les puces et les poux infestaient sa cellule, lui infligeant un tourment constant.
Face à cette souffrance extrême, le prisonnier formula un serment qui allait changer l'histoire architecturale du Caire : advenant qu'il accède au pouvoir suprême, il transformerait ce lieu de misère en "un lieu saint pour l'éducation des érudits". Cette promesse sacrée allait déterminer non seulement son avenir personnel, mais aussi enrichir durablement le patrimoine cairote.
L'année 1412 marqua le tournant décisif dans la vie d'Al-Mu'ayyad. Il orchestra avec succès la chute du sultan Faraj, celui-là même qui avait ordonné son emprisonnement. Après avoir manœuvré habilement pour discréditer le calife abbasside Al-Musta'in, il parvint à le déposer au terme de sept mois de règne tumultueux et accéda lui-même au sultanat. Prenant le titre d'Al-Mu'ayyad Abu an-Nasir, il s'employa immédiatement à restaurer la puissance mamelouke en Syrie.
Sa première décision souveraine honora sa promesse d'autrefois. Dès mai 1415, Al-Mu'ayyad ordonna la démolition de l'ancienne prison et inaugura les travaux de sa mosquée. L'entreprise mobilisa trente maîtres constructeurs et cent artisans pendant sept années complètes.
Son ambition architecturale ne se limitait pas à cette seule réalisation : un maristan (hôpital) entre 1418 et 1420, une mosquée sur l'île de Roda, une khanqah à Gizeh et plusieurs palais riverains du Nil enrichirent également son œuvre bâtisseuse.
La personnalité d'Al-Mu'ayyad illustrait parfaitement les paradoxes des souverains mamelouks : despote implacable autant que croyant fervent, stratège militaire redoutable mais également passionné de musique et de poésie. Son règne s'ouvrit sur une Égypte en détresse profonde. La peste décimait les populations, la famine sévissait et la monnaie perdait toute valeur.
Les réformes qu'il instaura permirent de stabiliser la situation financière, de contenir les raids bédouins et de relancer la production agricole, entraînant la baisse du prix des céréales.
Toutefois, son legs le plus remarquable demeure son patronage intellectuel. La madrasa attachée à sa mosquée acquit rapidement le statut d'institution académique de premier plan au XVe siècle. Les dotations royales généreuses attirèrent les plus brillants érudits de l'époque.
Ibn Hajar al-'Asqalani, autorité coranique incontestée d'Égypte, y dispensait l'enseignement de la jurisprudence shafi'ite. La bibliothèque de l'édifice, répartie sur plusieurs salles, jouissait d'une réputation exceptionnelle grâce à ses collections issues principalement du trésor royal de la Citadelle.
Al-Mu'ayyad s'éteignit le 13 janvier 1421, léguant un patrimoine architectural considérable qui perpétue aujourd'hui encore sa vision et ses aspirations.
Mai 1415 marque l'ouverture d'un chantier architectural d'exception sur le site de l'ancienne prison. Cette entreprise monumentale révèle toute l'ampleur des moyens déployés : trente maîtres constructeurs orchestrent les efforts de cent ouvriers durant sept années consécutives.
L'engagement financier atteint des proportions remarquables avec un budget de 40 000 dinars entièrement consacré à cette œuvre pieuse. Les chroniques d'al-Maqrizi, témoin direct de cette époque, attestent de la continuité remarquable des travaux sans interruption significative.
L'architecte Muhammad ibn al-Qazzaz déploie son génie créatif dans une solution audacieuse : exploiter les tours fatimides de Bab Zuweila comme fondations naturelles pour les minarets jumeaux de la mosquée. Cette innovation architecturale séduit tant le sultan qu'il accorde à l'artisan l'honneur exceptionnel de graver son nom et les millésimes d'achèvement (1421 et 1422) sur les cartouches ornant chaque minaret.
L'ampleur du projet exige des quantités considérables de marbre, contraignant les bâtisseurs à puiser dans les édifices existants. Cette pratique de récupération, habituelle à l'époque, prend ici des proportions exceptionnelles. L'historien al-Taghribirdi documente cette quête effrénée : "le marbre fut pris de partout, même des maisons et palais privés... Le prix du marbre en Égypte atteignit rapidement des sommets en raison de la demande considérable et des grandes dimensions de la mosquée".
Au-delà du marbre, d'autres éléments architecturaux trouvent une seconde vie dans la mosquée, particulièrement les colonnes qui structurent l'espace. Parmi les acquisitions les plus remarquables figurent une porte de bronze ouvragée et un lustre, tous deux issus vraisemblablement de la mosquée-madrassa du Sultan Hassan.
Cette transaction, réalisée contre versement de 500 dinars au waqf de la mosquée du Sultan Hassan, soulève des questions sur l'éthique de telles pratiques malgré la compensation financière.
L'inauguration solennelle de novembre 1419 précède l'achèvement complet des travaux, prévu pour 1422. Cette célébration se distingue par sa magnificence : le bassin central de la cour se transforme en fontaine de sucre liquéfié, tandis que friandises, discours savants et réjouissances diverses marquent l'événement.
Cependant, la réalisation intégrale du projet architectural demeure incomplète. Le second mausolée conserve un dôme inachevé. Plus significatif encore, les dortoirs destinés aux étudiants soufis de la madrasa ne voient jamais le jour, malgré une dotation substantielle de 20 000 dinars spécifiquement allouée à cette construction.
Les archives postérieures restent muettes sur l'éventuelle réalisation tardive de ces logements étudiants, bien que l'hébergement des érudits ait été assuré d'une manière ou d'une autre.
L'architecture de la mosquée Mu'ayyad révèle la maîtrise exceptionnelle des bâtisseurs mamelouks, marquant l'aboutissement d'une tradition séculaire avec cette dernière grande mosquée à plan hypostyle érigée au Caire. Chaque élément architectural raconte l'histoire d'une ingéniosité remarquable qui distingue ce monument dans le paysage urbain cairote.
L'audace architecturale de Muhammad ibn al-Qazzaz se manifeste pleinement dans l'exploitation géniale des tours de Bab Zuweila. Cette solution innovante transforme les structures fatimides en fondations pour les minarets jumeaux, créant une symbiose unique entre architecture défensive et religieuse. Les tours s'élancent vers le ciel ornées de décorations géométriques d'une finesse saisissante, témoignage du savoir-faire mamelouk.
Les chroniques architecturales révèlent une curiosité fascinante : le minaret oriental s'acheva en août 1419, tandis que son jumeau occidental vit le jour un an plus tard, en août 1420. Plus mystérieux encore, les inscriptions emploient deux termes distincts - "ma'dhana" et "manar" - pour désigner ces tours, énigme lexicale que les spécialistes n'ont jamais percée. L'histoire garde également trace d'un troisième minaret au portail occidental, dont l'effondrement priva définitivement l'édifice de cette troisième sentinelle.
Le portail principal s'impose comme un prodige de l'art décoratif mamelouk. Son muqarnas s'inscrit dans un pistaq majestueux qui domine la façade, consacrant ce seuil comme le dernier grand portail de cette ère architecturale. Les artisans sculptèrent le marbre en entrelacs octogonaux rehaussés d'incrustations turquoise et rouge, palette chromatique qui anime la pierre de reflets chatoyants.
La porte de bronze constitue elle-même un trésor artistique, héritée de la mosquée-madrassa du Sultan Hassan. Même les montants de granit racontent une histoire millénaire, puisés selon toute vraisemblance dans quelque monument pharaonique, illustrant cette pratique du réemploi qui traverse les siècles cairotes.
Le dôme central exemplifie la maçonnerie mamelouke dans sa perfection technique. Sa base cylindrique se pare de motifs en zigzag sculptés avec une précision remarquable. Deux chambres funéraires flanquent la salle de prière, sanctuaires distincts : l'une accueille le sultan et son fils, l'autre les femmes de la lignée royale.
L'architecture funéraire révèle ses subtilités : la chambre sultanienne se couronne d'un dôme selon le dessein originel, tandis que l'espace féminin demeure sous plafond plat. Le cénotaphe principal porte une inscription coufique d'époque fatimide d'une beauté saisissante, évoquant les versets coraniques : "Ceux qui évitent le mal seront parmi les jardins et les fontaines : entrez-y en paix et en sécurité".
Les façades originelles atteignaient une hauteur remarquable pour l'époque, amplifiées par l'élévation des tours fatimides qui portent les minarets. Deux rangées de fenêtres superposées rythmaient ces murs, créant un jeu d'ouvertures harmonieux.
L'intégration des boutiques le long des murs extérieurs témoigne d'une vision architecturale particulièrement astute. Ces commerces assurent aujourd'hui encore l'entretien de l'édifice grâce à leurs revenus partiellement dédiés à la maintenance et aux salaires du personnel. Cette conception précoce mêlant fonctions religieuse et économique révèle une approche pragmatique et visionnaire de l'architecture islamique médiévale.
Les portes de bronze s'ouvrent sur un univers où l'art mamelouk déploie toute sa magnificence. L'intérieur de la mosquée Mu'ayyad dévoile l'ambition duelle de son fondateur : édifier simultanément un havre de recueillement spirituel et un foyer intellectuel rayonnant.
L'espace de prière principal s'étend selon le plan hypostyle traditionnel, offrant une générosité de dimensions qui invite à la contemplation. Le plafond de bois peint révèle des motifs géométriques d'une complexité saisissante, déclinés dans les couleurs éclatantes chères à l'esthétique mamelouke. Les parois accueillent des inscriptions coraniques dont la calligraphie atteint une finesse exceptionnelle, tandis que les sols se parent de marbres précieux aux veines subtiles.
La lumière filtrée par les fenêtres à claustra (mashrabiya) anime l'espace de variations perpétuelles, orchestrant un ballet d'ombres et de clarté qui épouse le rythme des heures. Ces ouvertures, enrichies de vitraux polychromes, projettent sur les surfaces des motifs colorés qui renforcent la dimension mystique du sanctuaire.
Au cœur de l'architecture spirituelle, le mihrab indique la direction de La Mecque par sa niche finement ciselée dans le marbre. Les incrustations polychromes y composent des arabesques florales et des entrelacs géométriques d'un raffinement remarquable. Deux colonnes aux chapiteaux savamment ouvragés encadrent cette alcôve sacrée, témoignant du savoir-faire des artisans mamelouks.
Le minbar adjacent élève sa structure de bois précieux en un chef-d'œuvre d'ébénisterie. Ses panneaux sculptés déclinent les motifs étoilés caractéristiques du style de l'époque, rehaussés d'incrustations d'ivoire et de nacre qui captent la lumière. L'escalier d'accès se protège d'une balustrade ajourée où chaque détail révèle l'attention portée à l'ouvrage.
Plusieurs salles adjacentes à l'espace de prière abritaient la bibliothèque de la mosquée Mu'ayyad, sanctuaire des manuscrits d'une valeur incommensurable. Ces volumes, principalement issus des collections royales de la Citadelle, constituaient un trésor intellectuel couvrant théologie, jurisprudence islamique, médecine et littérature. Le sultan, lettré et poète lui-même, enrichit personnellement ces fonds de donations généreuses.
Cette bibliothèque alimentait les recherches des érudits et l'enseignement dispensé aux étudiants de la madrasa associée, transformant la mosquée en véritable pôle intellectuel du Caire médiéval.
Deux chambres funéraires flanquent la salle de prière, accueillant respectivement le sultan et son fils d'une part, les femmes de la lignée royale d'autre part. La première se couronne d'un plafond en dôme aux décors somptueux, tandis que la seconde adopte un plafond plat selon une conception plus sobre.
Le cénotaphe principal du sultan Al-Mu'ayyad porte une inscription coufique d'époque fatimide d'une élégance particulière, citant le Coran : "Ceux qui évitent le mal seront parmi les jardins et les fontaines : entrez-y en paix et en sécurité". Cette évocation paradisiaque exprime l'aspiration au salut éternel pour l'âme du souverain défunt.
Les vicissitudes modernes de la mosquée Mu'ayyad racontent une histoire de renaissance perpétuelle, où chaque époque a laissé son empreinte sur ce témoin architectural exceptionnel.
Lorsque le XIXe siècle découvrit la mosquée Mu'ayyad, celle-ci présentait un état de dégradation alarmant. Seules quelques structures fondamentales – une façade, la salle de prière et les mausolées – résistaient encore au passage du temps. Ibrahim Pacha, héritier de Muhammad 'Ali, prit l'initiative d'entreprendre d'importantes restaurations entre 1830 et 1840, notamment par l'ajout de tuiles turques ornant le mur de la qibla. Cependant, ces premières interventions ne purent enrayer la dégradation continue de l'édifice.
Une intervention plus ambitieuse fut ordonnée entre 1870 et 1874 sous l'autorité du khédive Isma'il. Ces travaux d'envergure suscitèrent néanmoins de vives critiques, les restaurateurs ayant porté atteinte aux boiseries et plafonds historiques. Vers la fin du siècle, le Comité de Conservation des Monuments de l'Art Arabe prit le relais, reconstruisant la façade occidentale et métamorphosant la cour intérieure en espace jardiné.
L'aube du XXIe siècle marqua un tournant décisif avec le lancement d'une campagne de restauration majeure pilotée par le ministère égyptien de la Culture en 2001. Cette intervention transforma radicalement la physionomie de la mosquée. L'aménagement paysager du XIXe siècle céda la place à une reconstruction intégrale des arcades manquantes autour de la cour. Ces travaux révélèrent également un trésor archéologique inattendu : une section du mur méridional de l'ancienne cité fatimide d'al-Qahira, désormais accessible au regard du public depuis le côté sud de la cour.
Aujourd'hui, la mosquée Mu'ayyad se dresse dans une configuration largement reconstruite, qui s'éloigne parfois de sa conception originelle. Certains chantiers de rénovation demeurent en cours, et l'éclairage de plusieurs espaces nécessite encore des améliorations. Néanmoins, ce monument continue d'assumer sa vocation spirituelle tout en affirmant son statut de joyau patrimonial. Le complexe adjacent de Bab Zuweila a également bénéficié de restaurations récentes, proposant désormais aux visiteurs un parcours explicatif détaillé sur l'histoire et les transformations de cet emblème du Caire médiéval.
L'édifice de Mu'ayyad constitue un livre d'histoire à ciel ouvert, déchiffrant pour l'observateur attentif les codes secrets de la civilisation cairote. Sa position auprès de Bab Zuweila dessine la limite méridionale de l'ancienne cité fatimide, marquant ainsi les étapes successives de l'expansion urbaine médiévale.
Cette mosquée incarne avec une saisissante éloquence le destin typique des souverains mamelouks : l'esclave d'hier devient le maître d'aujourd'hui, métamorphosant ses souffrances personnelles en splendeur collective. La transformation d'un cachot infesté en foyer de spiritualité et d'érudition cristallise l'essence même de la société islamique médiévale, où l'exercice du pouvoir temporel et l'aspiration divine formaient un équilibre délicat mais indissociable.
Les méthodes constructives adoptées révèlent également des aspects fascinants de la mentalité cairote. Cette habitude du réemploi architectural, loin d'être un simple expédient économique, traduit une conception particulière du temps et de l'héritage : chaque pierre, chaque colonne porte en elle la mémoire des époques précédentes, créant ainsi une continuité vivante entre les générations de bâtisseurs.
Les nombreuses campagnes de restauration successives - depuis les interventions ottomanes jusqu'aux projets contemporains - racontent à leur manière l'évolution politique et culturelle de l'Égypte moderne. Chaque époque a imprimé sa marque sur ces murs anciens, transformant la mosquée Mu'ayyad en un authentique palimpseste architectural où se lisent les ambitions, les goûts et les préoccupations de chaque génération de gardiens du patrimoine cairote.
Q1. Qui était le sultan Al-Mu'ayyad et quel est son lien avec la mosquée ?
Al-Mu'ayyad était un sultan mamelouk qui régna au début du 15e siècle. Emprisonné à l'emplacement de la future mosquée, il fit le vœu d'y construire un lieu saint s'il accédait au pouvoir. Devenu sultan, il tint sa promesse en ordonnant la construction de cette mosquée monumentale.
Q2. Quelles sont les caractéristiques architecturales uniques de la mosquée Mu'ayyad ?
La mosquée Mu'ayyad se distingue par ses deux imposants minarets construits sur les tours de Bab Zuweila, son portail monumental richement décoré, et son dôme en pierre typique de l'architecture mamelouke. Elle intègre également des boutiques le long de ses murs extérieurs.
Q3. Comment la mosquée Mu'ayyad a-t-elle évolué au fil du temps ?
Au fil des siècles, la mosquée a connu plusieurs phases de délabrement et de restauration. Les rénovations majeures du 19e siècle et la restauration de 2001 ont considérablement modifié son apparence originelle, tout en préservant son importance historique et culturelle.
Q4. Quel rôle jouait la bibliothèque de la mosquée Mu'ayyad ?
La bibliothèque de la mosquée abritait une collection précieuse de manuscrits, principalement issus de la collection royale. Elle servait de centre de savoir pour les érudits et les étudiants de la madrasa associée, faisant de la mosquée un important foyer intellectuel du Caire médiéval.
Q5. Que nous apprend la mosquée Mu'ayyad sur l'histoire du Caire ?
La mosquée Mu'ayyad témoigne de l'évolution urbaine du Caire médiéval, des dynamiques politiques de l'époque mamelouke, et des pratiques architecturales comme le réemploi de matériaux. Son histoire de construction et de restaurations successives reflète les différentes périodes de l'histoire égyptienne, du Moyen Âge à nos jours.